lundi 5 mars 2012

"Amadeus" ne méritait pas ça !

Aucun film « en costume » n’a eu, au XXème siècle, autant d’impact que l’ « Amadeus » de Milos Forman, le film « aux huit Oscars ». Si les mozartiens, malgré les énormités dont il est émaillé, n’ont pas bronché à sa sortie, en 1984, c’est parce qu’ « Amadeus » était aussi la reconstitution somptueuse d’une époque révolue mais qui nous fascine toujours, avec d’excellents acteurs et une bande-son évidement superlative. Et ce film a effectivement enchanté plusieurs générations d’amoureux de Mozart, tout en permettant à d’innombrables collégiens et lycéens, dûment encadrés par leurs professeurs de musique, de découvrir le  « Génie de Salzbourg » ailleurs que dans une salle de classe. La beauté formelle de l’ensemble, son raffinement et l’élégance des dialogues de la version française (certains en alexandrins) rachetèrent bien des approximations. Après les indispensables mises au point historiques, la magie du film opérait pour tous.

Seulement voilà :  cet « Amadeus », tourné à Prague en 1983, est ressorti dans une version de trois heures, sous-titrée «The Director’s cuts » (« Le montage du metteur en scène ». Et rien ne va plus. Il est même fascinant de voir à quel point quelques scènes d’une vulgarité gratuite et d’une bassesse inouïe, grâce au ciel absentes de la version originale, ont suffi à dégrader et à décrédibiliser un chef-d’œuvre comme celui-là. Comme il en faut peu pour abîmer les plus belles choses ! Mais comment Milos Forman a-t-il pu tomber aussi bas ? Car il affirme en personne - dans les bonus de son « Amadeus » nouvelle manière - tenir depuis toujours à cette version intégrale, et ajoute que seul le refus des distributeurs de programmer un film de trois heures l’avait contraint de l’amputer de quelques scènes en 1984; des scènes calamiteuses - et surtout imaginaires - qu’il a donc de son propre chef réinjectées.

Le réalisateur a certes toujours pris des libertés avec ses sources historiques : dans son (superbe) « Valmont » de 1989, pour ne citer que cet exemple, on ne retrouve aucune des situations des « Liaisons dangereuses » de Laclos. Mais peu importe car Valmont et Mme de Merteuil ne sont, après tout, que des personnages de fiction qu’un artiste de la trempe de Forman peut bien s’arroger le droit de faire vivre à sa façon. Il en va tout autrement pour Mozart, son épouse Constance et surtout son père Léopold, dont un millier de lettres sont parvenues jusqu’à nous – grâce au zèle de Constance et de son second époux, qui ont mis vingt ans à les rassembler. Des lettres pas assez nombreuses pour affirmer de façon péremptoire et définitive qui étaient leurs auteurs, mais assez éclairantes pour comprendre qui ils n’étaient pas. Et Wolfgang, Constance et Léopold n’étaient pas du tout les marionnettes que le réalisateur a faites d’eux dans la version intégrale de son film. Car les faits sont têtus et la correspondance des Mozart toujours là - traduite en français depuis 1994 par Geneviève Geffray, alors conservatrice de la bibliothèque du Mozarteum de Salzbourg. Tous les extraits de lettres que je cite en proviennent, sans exception.

Car il y a plus grave : si la pièce de théâtre de Peter Shaffer dont Forman s’est directement inspiré annonce clairement la couleur dans une postface - écrite après la sortie du film :  « on ne le dira jamais assez : je n’ai pas écrit, dans ma pièce,  une biographie objective et documentée de Mozart » - , rien de tel avec « Amadeus » : les spectateurs le reçoivent en pleine face, au premier degré et sans la moindre restriction, submergés qu’ils sont par la force et la beauté des images, devenues la Vérité. Les questions posées par le public à la fin des conférences que je donne régulièrement sur Mozart ne laissent planer aucun doute : ce film, aujourd’hui encore, reste l’unique référence de beaucoup de mélomanes qui ont pris une œuvre de fiction pour un récit historiquement étayé. Et cette nouvelle version d’ « Amadeus », si inférieure à la première et encore plus « mythomane » qu’elle, ne peut donc que leurrer ceux qui vont à leur tour la découvrir et la prendre pour argent comptant.

Il m’a semblé par conséquent que la coupe était pleine, qu’il était urgent d’épingler chaque scène où le vrai et le faux sont inextricablement mêlés et de démontrer, lettres de la famille Mozart à l’appui, pourquoi tel ou tel épisode ne pouvait être qu’imaginaire.

Sans la moindre intention de casser un mythe, bien au contraire : il ne s’agit pour moi, très sincèrement, que de rendre justice à des êtres envers lesquels j’ai la plus grande révérence (et la plus grande affection) et qui méritent tous – Salieri compris ! - d’entrer dans la mémoire collective sous leurs vrais visages, et non sous le masque trompeur de caricatures made in Hollywood

Mais d’où vient ce prénom d’ « Amadeus » que Mozart n’a jamais porté ?


Comme tous les enfants de son époque, le petit Mozart reçut à sa naissance de nombreux prénoms. Voici ceux qui figurent sur son acte de naissance : Johannes Chrysostomus Wolfgang Theophilius  Mozart.

Or lorsque Léopold Mozart - qui avait pourtant perdu cinq nourrissons avant ce petit garçon – annonça comme par inadvertance, et au milieu d'un tas de considérations techniques, sa naissance à Jacob Lotter (qui éditait à Augsbourg son "Ecole du violon"), il traduisit en allemand le prénom grec du parrain de son fils, « Theophilius » (qui signifie « Aimé de Dieu ») : «  Je vous annonce que le 27 janvier, à huit heures du soir, ma femme a heureusement accouché d’un garçon (…..). Il s’appelle Johannes-Chrysostomus-Wolfgang-Gottlieb ».

En voyage en Italie avec son père, Mozart, à 14 ans, s’amusa un beau jour à traduire pour sa mère et sa sœur ses noms et prénoms en italien et signa : « Wolfgang en Allemagne, Amadeo de Mozartini en Italie ». Il fera un fréquent usage de cet « Amadeo » dans ses lettres, jusqu’au moment où il traduira son second prénom en français – une langue que pourtant il affirmait détester ! C’est donc ce second prénom-là que l’on peut lire à Salzbourg sur la façade de sa maison natale, et celui qu’il choisit pour sa signature : « Wolfgang Amadè Mozart ».

Le prénom « Amadeus » n’apparaît que quatre fois dans les documents concernant le compositeur :

- sur le diplôme de Maestro que l’Académie philharmonique de Bologne a décerné au Mozart de 14 ans,  car le diplôme est rédigé en latin ;

- dans le post-scriptum d'une lettre à sa mère et à sa soeur, écrit le 16 décembre 1774 de Munich - où le Mozart de 18 ans montait sa "Finta Giardiniera". Mozart plaisante avec les femmes de sa famille en latin de cuisine : 
 P. S. "J'ai mal aux dents !
Johannès Chrisostomus Wolfgangus Amadeus Sigismundus Mozartius Mariae Annae Mozartae matri et sorori", ce qui se traduit par : "Johannès Chrisostomus Wolfgang Amadeo Mozart à Marie-Anne Mozart, sa mère et sa soeur".


- dans une autre lettre, mais du 14 novembre 1777, où Mozart plaisante là encore avec son père en latinisant tous ses prénoms « moi, Johannès Chrysostomus Amadeus Wolfgangus Sigismondus Mozart… » ;

- et enfin sur son acte de décès – lui aussi en rédigé latin.

Le second fils vivant de Mozart, en revanche, né cinq mois avant la mort de son père, fut bien baptisé « Franz Xaver Wolfgang Amadeus Mozart ». Il interpréta les concertos pour piano de son géniteur et composa lui-même quelques petites choses plutôt bien ficelées qu’il signa, sur les conseils de sa mère et de son beau-père, « Wolfgang Amadeus Mozart ». D’où sans doute une confusion entre les prénoms du père et ceux du fils.

Même si « Amadeus » sonne incontestablement mieux qu’ « Amadeo » ou même qu’« Amadé », il faut tout de même savoir que jamais personne n’a fait usage de ce prénom du vivant du compositeur.

« Amadeus » étant une succession particulièrement virtuose de flashbacks et de retours vers le présent, oscillant du Salieri jeune (car il n’avait que 6 ans de plus que Mozart) au Salieri très âgé, j’ai cru pertinent d’énumérer les erreurs - le plus souvent volontaires - qui émaillent certaines scènes du film dans l’ordre où elles apparaissent à l’écran. En les faisant précéder d’une phrase tirée soit du film, soit des lettres de Mozart.